Commentaires de Thierry Girard
Commentaires de Thierry Girard
Au début de cette année, j’ai conçu le billet À propos d’Arcadia revisitée comme une sorte de manifeste destiné à nous sortir de la paresse théorique et du suivisme esthétique qui, au fil des ans, ont confiné notre représentation “dominante“ du territoire à sa seule vision la plus désenchantée, à travers une photographie documentaire trop souvent désincarnée. Je ne milite pas pour autant pour un ré-enchantement absolu du territoire ni pour sa célébration équivoque, mais pour une représentation qui ne se contente pas de la stricte apparence des choses, et qui prenne en compte d’autres dimensions, telles son épaisseur historique ou sa vibration poétique.
J’invoque une double nécessité à la fois politique et poétique : politique au sens large, à savoir que tous nos paysages ne sont que la somme des actes, des choix, de l’intelligence ou de la négligence des générations qui se sont succédées à les façonner, et donc à leur donner une histoire et du sens, une épaisseur ; poétique, car ce qui fait sens aussi, c’est le degré d’intimité, de proximité, d’adhésion à ces paysages, même ceux que l’on rejette ou que l’on préfèrerait ne pas voir.
Rien de neuf dans mes propos, tout cela ne date pas d’Arcadia, mais court depuis trente ans au fil de mes écrits ou de mes diverses interventions. Et je n’ai pas attendu le très beau livre de Jean-Christophe Bailly, Le Dépaysement, pour penser en ce sens. Je me réjouis d’ailleurs que plusieurs écrivains, ces temps-ci, aient repris le chemin de nos paysages : Pierre Patrolin (La Traversée de la France à la nage) ou Jean-Paul Kauffmann (Remonter la Marne) par exemple.
Je suis pour ma part tenté de refaire, comme pour D’une mer l’autre, un livre où le travail d’écriture ait autant d’importance que le travail photographique. Je crois savoir où je veux aller et ce que je souhaite y entreprendre, mais il me reste à trouver quelques “soutiens“…
Je ne me sens pas tout à fait isolé, et je sais bien que de nombreux photographes (y compris, et même surtout, dans les générations plus jeunes) partagent mon point de vue ou défendent des approches similaires. Cela me réjouit et me rassure d’autant plus que j’ai du faire face, dans les aléas propres à tout parcours artistique, à des moments de franche incompréhension qui m’ont parfois donné le sentiment que ma petite musique n’enchantait pas toujours tout le monde ou n’était pas forcément bien comprise.
Mais venons-en à ce dernier travail, Un Printemps à Surgères, que j’ai réalisé en mai et juin derniers, et exposé (une gageure) à peine trois semaines après avoir pris la dernière photo. Il est vrai que le fait d’avoir surtout photographié à la chambre 4×5 réduit de manière drastique le nombre de prises de vue et s’inscrit dans une “économie“ gérable, loin de la pléthore numérique. D’un autre côté, numériser des 4 x 5 pour en faire des fichiers corrects nécessite beaucoup de temps et de travail… Peu importe, j’étais prêt le jour dit !
A la fin de l’article sur Arcadia, j’évoque le territoire de l’enfance, et « in fine cette nostalgie d’une campagne perdue. Arcadia revisitée, ce sont effectivement des paysages de niches, d’antres maternels ; des paysages-refuges peuplés d’êtres à la fois imaginaires et vivants ; un monde qui n’est pas hors le monde, qui n’est pas une annexe de l’éternité, mais qui semble, malgré le léger frôlement de l’aile de la mort, être simplement en attente de regain. C’est peut-être à partir de ces havres qui sont autant de seuils que peut renaître en moi un nouveau désir du paysage ». Dans ce billet, je me pose aussi la question de savoir quelles perspectives esthétiques ce travail me permet d’envisager pour mes prochains projets, qu’ils soient du même ordre ou plus documentaires.
Une première réponse se trouve peut-être dans ce projet qu’on m’a proposé quelques semaines plus tard, un projet “classique“, qui ressemble a priori un peu à ce que j’entreprends en Eure-et-Loir depuis 2006 —ne serait-ce que par le fait qu’il s’agit là aussi de travailler à l’échelle d’un canton—, et qui consiste principalement à cerner l’identité géographique et humaine d’un territoire. La différence avec les monographies cantonales d’Eure-et-Loir, c’est que, là, je suis sollicité, non pas par une collectivité, mais par une association, le Cargo Bleu ; que l’enjeu du projet est plus artistique que politique, et que le budget qui m’est dévolu me permet de travailler sur une plus longue durée, même si, dès nos premières discussions, il s’avère que le timing est particulièrement serré avec une exposition prévue dès juillet.
Pour mieux comprendre ce projet, un petit état des lieux : Surgères (et les 11 autres communes qui forment le canton) est situé dans la plaine d’Aunis à 40 km à l’Est de La Rochelle, un peu à l’écart de l’axe principal Niort-La Rochelle. Lorsqu’on évoque la Charente-Maritime, on pense de suite au littoral—les îles bien évidemment— et aux villes riches en patrimoine, La Rochelle, Saintes, Rochefort… La plaine d’Aunis est la plupart du temps oubliée, ignorée, voire un peu méprisée, considérée comme une sorte d’hinterland ou de seconde banlieue de La Rochelle où viennent s’installer ceux qui n’ont pas les moyens de vivre dans la grande ville ou sur la côte. En outre, l’imaginaire paysager de l’Aunis renvoie au cliché habituel de la grande plaine céréalière qui a effacé le paysage viticole du XIXe, ruiné par la crise du phylloxéra, et auquel a succédé, dans un premier temps, une campagne dédiée à l’élevage laitier —d’où la présence, encore aujourd’hui, d’une laiterie historique qui a donné ses lettres de noblesse à l’AOC Poitou-Charentes, et d’une école dédiée à l’apprentissage des métiers de la laiterie et de la meunerie.
Soit, pour résumer, des problématiques sociologiques, économiques et paysagères qui renvoient là aussi à ce à quoi j’ai été régulièrement confronté en Eure-et-Loir. L’avant-projet, tel qu’il est posé par l’association Cargo Bleu et sa co-présidente Aude Simonneau, est le suivant : « Pourquoi engager la réflexion sur la perception de notre territoire ? Les études menées en 2009, par les offices du Tourisme, dans le cadre de la définition du portrait identitaire du pays d’Aunis montrent une forme de désaffection des habitants pour ces terres, perception qui n’est pas aussi défavorable par les visiteurs. Le but de ce travail est de croiser les regards ».
Ma proposition est alors de profiter du printemps qui vient pour photographier ce territoire sous le signe du regain, lorsque les hommes et les paysages s’ébrouent de la gangue de l’hiver et retrouvent des couleurs. Après un léger retard à l’allumage dû à l’attente (inquiète) de la confirmation des subventions promises, le travail s’est mis en place début mai. Mais ce printemps tardif, secoué de vents et de pluies, que nous avons vécu, nous a obligé à prolonger les prises de vues un peu au-delà de la date initialement prévue, juste avant que les blés ne soient trop mûrs et les verts trop sombres.
Pour les vues urbaines (Surgères) ou les vues de hameaux et de villages, j’ai privilégié les situations où l’irruption du printemps vient rompre la fadeur des lieux. De même pour ce qui concerne les bois et les champs, j’ai vite compris en prenant systématiquement les routes les plus simples et les chemins agricoles que ce paysage ouvert était en fait un ancien bocage qui n’était pas sans similitude avec ce que j’ai appelé dans un travail ancien (L’Idée d’un Pays, 1990) mon territoire générique, cette campagne du Haut-Anjou où j’ai passé tous les étés de mon enfance. Du coup, en lisière de petits bois ou dans les herbes folles de ce qu’il reste de chemins creux, j’ai retrouvé ces espaces mystérieux et sensuels que j’avais photographiés il y a longtemps déjà dans ma campagne angevine.
Quand aux portraits, qu’il s’agisse de portraits de groupes, de familles ou de portraits individuels, j’ai essayé de faire en sorte qu’ils aient tous un lien avec la nature environnante ou qu’ils puissent restituer, tel ce portrait des gens de Vouhé, l’idée d’une communauté qui existe encore, malgré le repli de chacun sur son pré carré et la disparition dans les villages des ateliers, des échoppes, des marchés, des cafés où jadis l’on se croisait et se réunissait.
Lorsque à Puyravault, l’ancienne secrétaire de mairie à la retraite ressort les albums où elle a collecté les photos et les cartes postales de ce qui fut autrefois la vie de son village, on mesure d’emblée la perte et l’amenuisement de la vie sociale de nos campagnes. Dans ces images des années 50 et 60, j’ai retrouvé le souvenir lointain de choses vues et vécues dans ma propre campagne, lorsque les gens, jeunes et vieux, s’endimanchaient pour aller à la messe ou pour quelque événement que ce soit ; lorsque les paysans passaient d’une ferme à l’autre au temps des battages, et que les ripailles étaient joyeuses et souvent lestes ; lorsque chaque village avait encore son épicerie-bazar, sa boulangerie et sa boucherie, même si déjà le maréchal-ferrant avait cédé son échoppe au garagiste, les tracteurs ayant vite remplacé les chevaux de traits et de labour. Cette communauté villageoise là, où tout le monde ne s’aimait pas forcément mais grandissait ensemble, et se mariait d’un village à l’autre, a disparu bel et bien.
Qu’en est-il de la « communauté » d’aujourd’hui et de ses manques ? Comment interpréter le fait que la plupart de ceux qui ont accepté de poser pour des portraits individuels ou de famille soit en fait d’implantation récente, voire de passage, alors que ceux qui incarnent le mieux l’inscription dans le temps sur le territoire —je pense évidemment aux agriculteurs— ont été très difficiles à convaincre, dès lors surtout qu’il s’agissait de les photographier en famille ? Dans une étude des mentalités contemporaines, leur relative absence en dit plus que leur éventuelle présence. Et paradoxalement, les gens du voyage —dont, par les temps qui courent, on peut comprendre la méfiance vis-à-vis des gadjos— se sont prêtés avec une particulière bienveillance au jeu de la rencontre. Le contact a certes été facilité par des travailleurs sociaux dont l’entregent était parfait, mais j’ai tenu à récompenser leur confiance en leur accordant trois portraits de groupe dans l’exposition.
Et de quelle communauté parle-t-on lorsque telle jeune fille, d’origine guadeloupéenne, arrivée depuis la banlieue parisienne il y a dix ans avec ses parents, me raconte, alors que je suis en train de la photographier au milieu d’un champ de blé, que dans son modeste village, le jour de la fête des voisins, seules deux familles ne sont pas invitées, la sienne et celle de Brahim… En même temps, on rencontre des gens formidables : des gens dévoués, des gens impliqués, soucieux de la préservation de leur territoire et de son développement harmonieux, des gens qui aiment leur terre, leurs pierres, leurs arbres et les lumières de l’Aunis —d’autant plus qu’ils ne sont pas toujours nés là , dans ce « quelque part » dont se moquait Brassens—, des gens chaleureux qui donneraient envie de s’installer aussi, ici ou là, dans tel ou tel village…
Il y a aussi des “perdants“, il y en a partout… J’en ai croisé au hasard du chemin, on m’en a présenté, j’en ai même photographié quelques-uns… Je sais combien la figure du perdant hante l’histoire de la photographie documentaire, mais là, je n’ai rien retenu, ou presque, une seule photo, peut-être parce que c’était la première, qu’elle concluait en fait une histoire précédente et qu’elle me renvoyait aussi vers mon espace antérieur, pour reprendre le beau titre d’un livre formidable de Jean-Loup Trassard, dédié à une autre campagne, celle de la Mayenne…
Au fond, ce qui fait l’intérêt de ce genre de projet documentaire, ce sont, outre les propositions esthétiques, les choix opérés entre ce(ux) que l’on montre, et ce(ux) que l’on écarte, oublie ou néglige. Nul projet documentaire ne peut embrasser sérieusement toutes les réalités et les vérités d’un territoire. Et c’est en cela que le croisement des regards, maintenant et plus tard, est la seule façon de cerner au plus près l’identité d’un pays et de ceux qui y vivent.
Un Printemps à Surgères, exposition du 19 juillet au 21 septembre 2013 au Cargo Bleu à Surgères.
La réalisation du travail et l’exposition ont principalement bénéficié du soutien de la Région Poitou-Charentes, avec le concours également du Conseil général de la Charente-Maritime, de la Communauté de communes de Surgères et de la ville de Surgères.